Nous parlons souvent de la montagne. Nous achètons du matériel. Nous passons dans des magasins bondés, vendant des articles hors de prix, puis nous sortons nos cartes IGN toutes neuves, et nous calculons les dénivelés, les litres d’eau, les jours de vacances…
La montagne… on s’y rue par troupeaux entiers, dès les premières neiges ou dès les premières vacances d’été pour aller respirer bruyamment quelques litres d’un air digne de ce nom… L’espace de quelques jours, on se sent libre, on effraie les animaux, on oublie ses déchets et on retrouve un semblant de force intérieure pour repartir au bureau…
Drôle de monde. Heureusement de plus en plus de gens respectent la nature et y pénètrent un peu sur la pointe des pieds, en faisant de leur mieux pour profiter sans déranger, pour admirer sans saccager. Et paradoxalement, c’est souvent dans ces endroits où la nature sauvage se fait plus rare et plus petite que les gens sont le plus soucieux de ne plus trop l’abîmer.
La montagne… Je me sens mal à l’aise de parler des merveilles que j’y ai trouvé. Mal à l’aise, surtout parce que j’ai le sentiment que la montagne ne veut pas que je la raconte trop bien… La montagne, comme une amante réservée, ne se donne qu’à ceux qui font l’effort de vaincre leurs peurs, de surmonter leur timidité, et de soulever leur corps jusqu’à elle.
Dans la montagne, le souffle s’allonge. La tête devient légère devant le vide immense, et le corps, tout entier, devient lourd. On a tout loisir d’apprécier chaque gramme de notre être, alors qu’on le hisse, pas à pas, vers le haut. Dans la montagne, le regard, obstrué et frustré pendant la montée, explose subitement, presque vertigineusement à chaque col qu’on passe, à chaque crête qu’on atteint, où on découvre à chaque fois un paysage nouveau, toujours plus immense au fur et à mesure que l’on grimpe.
La roche, dure et belle, et les pierriers qui roulent sans relâche vers la vallée, et les pentes herbeuses où s’ébattent les chamois et les bouquetins, et les marmottes, et les pins à crochet… tout semble immense, immuable, éternel, et pourtant la montagne s’effrite et s’écroule sans arrêt, dans une agonie parfois spectaculaire, mais le plus souvent lente et monotone.
Chaque montagne est un individu à part entière. Une montagne peut être belle, magnifique, moyennement belle, très grande ou petite… mais elle vit. Elle respire. Elle transpire. Elle digère. Elle vieillit, et elle mourra, lentement, interminablement, lorsque son heure géologique aura sonné. Et comme tout être vivant, elle s’insère pleinement dans la complexité de tous les cercles de la vie. Elle interagit avec la nature et en fait partie, exactement comme nous… simplement sur une période incalculablement longue.
On ne peut pas — contrairement à ce que semblent croire certains — vaincre une montagne, ni la conquérir, ni se vanter d’avoir pu dominer son sommet. La montagne, comme la Grande Mère en personne, ne peut pas être vaincue, ni battue, ni dominée. Elle peut, si elle le souhaite, nous ouvrir ses bras et nous laisser passer.
Nous montons les montagnes comme nous faisons l’amour.
Beaucoup le font vite, de manière sportive, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils en ont dans le pantalon. D’autres, timides, fatigués, ou alors trop ambitieux, s’essouflent et s’épuisent en vain, comme des cons, sans jamais connaître ce moment merveilleux où on sent qu’on a assez monté, et qu’on peut s’arrêter et savourer le repos, la vue, l’espace et le calme.
Seuls ceux qui l’aiment vraiment peuvent pleinement jouir de la montagne… j’aimerais pouvoir dire « avec » la montagne, parcourant doucement, amoureusement et avec dextérité ses pentes et ses courbes, prenant le temps de la voir, de la toucher, de la sentir, de la connaître… En portant sur la montagne un regard attentif, amoureux et respectueux, on apprend beaucoup de choses sur elle, et on se découvre souvent soi-même.
La montagne, par son silence, nous explique clairement et simplement des choses essentielles. C’est bien une des raisons qui font que je la parcours sans bruit, en soufflant le plus doucement et le plus amoureusement possible sur sa peau rocailleuse. Je la caresse du regard, l’effleure de la main. Je la crains, je la respecte, je suis attentif à ses humeurs, et malgré tout ce temps passé avec elle je n’ai toujours pas l’impression de la connaître assez bien. Il faudrait sans doute une vie entière pour ça. Bref, je suis un amant un peu novice, un peu insistant, souvent trop présent et maladroit… Je n’aurai jamais le pied agile des chamois, ni le souffle infini des ours, ni le pas à la fois furtif et craintif d’un loup… pourtant j’aime la montagne. Toute la montagne. C’est peut-être un bon début… je ne sais pas.